Une fugue polonaise : Le Couteau dans l'eau, film de Roman Polanski

Publié le par RanDom

Nous ne retiendrons que ça : jeter le couteau qui défend pour le baiser qui délivre.

Le cinéma buissonnier est l’un de mes genres préférés. Parmi les films qui autorisent la véritable évasion, je vous recommande chaleureusement Lundi matin et Mischka. Et je viens de découvrir il y a peu, en DVD, le premier long-métrage de Roman Polanski : Le Couteau dans l’eau.

 

Si vous ne connaissez pas ce film : lire l’article dans Télérama.


Film de Roman Polanski
(Nóz w wodzie, Pologne, 1962).
Scénario : Jerzy Skolimowski, Jakub Goldberg et R. Polanski. Image : Jerzy Lipman. Musique : Krzysztof Komeda. 95 mn. NB. VO. Avec Leon Niemczyk : Andrzej. Jolanta Umecka : Christine. Zygmunt Malanowicz : l'étudiant.
Genre : huis clos initiatique.
Résumé : Pologne, début des années 60. Un couple de bourgeois nantis et blasés invite un jeune auto-stoppeur à passer le week-end sur son yacht. L'ambiguïté s'installe insidieusement à bord...

 
  

La route et la mer sont des espaces de liberté que l’on retrouve dans ce film. Mais on y est enfermé, soit dans une petite voiture, soit dans un petit yacht, fiertés du couple petit-bourgeois qui ouvre et referme l’intrigue. À première vue, on part se libérer : c’est un week-end et l’on quitte une ville industrieuse pour un dimanche à la campagne. À bien y regarder, en vérité, le couple a atteint ses limites. Un œil d’Europe de l’Ouest sait d’avance que nous sommes dans une Pologne sous influence soviétique. Si par le passé le couple a pu se libérer en s’élevant dans la société, il est au bord de l’autodestruction : nous ne sommes qu’en 1962, l’année 1968 approche et Roman Polanski montre déjà que l’alternative capitaliste (notre société de consommation avec ses voitures et ses vacances à la mer) est un autre enfermement. Tout dépend où nous plaçons le curseur de la liberté. À la fin du film, le couple bourgeois se pose bien la question. La police est toute proche. Ou bien rester libre en se dissimulant la vérité et en fuyant une certaine réalité, ou bien libérer sa conscience mais se retrouver en prison… La mort elle-même (le couteau) n'est pas loin.

 

Pourquoi, alors, « ranger » ce huis clos parmi les chefs-d’œuvre du cinéma buissonnier ?

·           La fugue est une manière de s’exclure de toute société quelle qu’elle soit. Le modèle socialiste reste dans le film à l’horizon, mais pas en tant qu'avenir sinon comme modèle révolu qui fit les beaux rêves des protagonistes lorsqu’ils étaient plus jeunes. C’est d’ailleurs le jeune homme, vagabond, qui nous offre l’archétype du héros socialiste : le socialisme n’est pas ce qui organise la société mais l’utopie (comme une liberté absolue, une jeunesse éternelle).

·           La fugue est une manière de se présenter à soi, hors d’une place qui nous est habituellement assignée par notre éducation, notre culture, nos cheminements. Nous voilà sorti du sentier, et sans route à suivre, nous ne pouvons plus que nous sonder. Intérieurement. C’est ce que l’on voit dans le film : le bateau erre sans but prédéfini sur une nappe d’eau toute lisse. Il est apparemment guidé par un homme expérimenté, mais l’homme mûr délaisse sa maturité pour rechercher en lui sa fougue primitive. En face de lui, le jeune homme vagabonde au hasard de ses rencontres. À la barre, il ne parvient pas à maintenir le bateau sur son cap. Téméraire, insolent, il n’en recherche pas moins une expérience qui le poserait pour toujours, une maturité qui en imposerait. Quant à la femme, en créature érotique et soumise au mari, elle garde ses pensées pour elle, s'apprête à toute éventualité, et ne s’extériorise finalement que dans ce baiser qui est le nœud de l’histoire.

·           La fugue est une manière de se civiliser. Par le passage de la civilisation imposée (socialiste ou capitaliste, peu importe) à une sauvage errance (cette « jeunesse » décriée, sauvagerie qui nous hante et rôdera toujours en nous malgré l’âge). Puis par le retour de cette solitude sans issue à la civilisation salutaire, où l’on revient cette fois par sa propre volonté, comme si l’on prenait enfin les rênes. Et l’on refait alors sa place, quelle que soit la société, socialiste ou capitaliste, dans laquelle nous tentons de nous élever. Dans le film de Roman Polanski, le couple bourgeois est prêt à rompre le contrat qui a permis son ascension sociale : l’homme à cause d’une fierté qui lui reste de sa jeunesse, la femme par une infidélité qui la libérerait de son époux. Quant au jeune homme, il est dans cet état de sauvagerie qui fascine le couple. Le couple exploite ce vagabond en souvenir d’une jeunesse passée et bien révolue. Le jeune vagabond essaie de recopier les gestes du couple bourgeois comme pour préparer un retour à la civilisation.

 

Jean-Pierre Vernant a bien expliqué la conception grecque de l'altérité. Le jeune vagabond peut alors être perçu comme un satyre voire un Dionysos qui viendrait troubler la routine du couple. Mais la femme peut-elle même être perçue comme une Pandore moderne. L’érotisme qui se dégage du film (les courbes de la femme en bikini, le poitrail de l’homme viril, l’élan du jeune éphèbe) place le spectateur, tour à tour, à l’extérieur du trio en position de voyeur, ou à l’intérieur de chaque personnage. Oui, j'ai tout ça en moi mais quelle décision prendrais-je à leur place ? La fuite en avant est d’autant plus fascinante qu’il n’y a finalement pas d’enjeu. Le couteau tombe à l’eau. Arrive le baiser. Il était attendu… Mais son effet, lui, est beaucoup plus surprenant. La femme fait partie de ces Pandores : elle ne vous séduit pas pour vous posséder ni pour se laisser posséder. Elle est comme ces nymphes de mythologie antique qui, au cours du rapport amoureux, vous prend votre âme animale pour vous la rendre humaine. Vous avez obtenu, en plus de cette chaleur féminine, des paroles qui vous rendent bien plus lucide qu’un simple être de chair. Certes, vous resterez mortel, malgré le contact divin, mais vous aurez la conscience de ce que sera votre vie et finalement votre mort ; il ne vous restera plus, dès lors, qu’à vous reproduire avec une autre femme. On devine, lorsque le jeune vagabond retrouve sa terre ferme, qu’il s’élance désormais sur une route où l’attend une compagnie avec laquelle il décidera de reproduire le couple petit-bourgeois du yacht. De son côté, l’héroïne du film s’est libérée de ses pulsions et dans le cynisme de ses derniers propos, ne semble plus rien attendre, ni de son lâche époux (socialiste bourgeois !), ni d’un satyre illusoire (socialisme fantasmé). Elle a passé le cap du grand amour et c’est déjà une petite mort (le couteau dans l’eau) qui la prépare à la grande faux (son baiser fatal).

Je cite Jean-Pierre Vernant (qui étudie la pensée grecque) "la présence de Pandora ne va pas seulement insérer dans l'identité humaine un écart (puisqu'elle est humaine mais qu'elle n'est pas un homme), mais cet écart va modifier le statut de l'homme aussi. Entre le même et l'autre, entre l'identique et l'altérité, il va y avoir des liens. L'homme n'est plus ce qu'il était à partir du moment où il a une femme en face de lui. Et quand on dit qu'il n'est plus ce qu'il était, c'est sérieux parce qu'en même temps que la femme est là, l'homme non seulement est séparé des dieux, mais il va avoir une naissance, une jeunesse, un âge adulte, une vieillesse et il va mourir. Il va falloir aussi qu'il renonce à ce feu immortel qu'il avait auparavant, le feu de Zeus, et qu'il ait un feu d'une autre nature, technique, le feu que Prométhée, en le volant, lui amène sous forme d'une semence qu'il va falloir aussi conserver au chaud sous la cendre, sinon comme les hommes, elle va périr. C'est un feu qui, comme les hommes, a besoin d'être alimenté, un feu qui a faim, mortel, périssable, alors qu'il y avait auparavant ce feu immortel et qu'on n'avait pas besoin de nourrir. La foudre de Zeus n'a pas besoin qu'on lui donne à manger. (...) Non seulement il faut enfouir la semence du blé dans la terre et se faire agriculteur, non seulement il faut prendre la semence du feu, avoir un feu secondaire, mais il faut enfouir sa semence dans le ventre de la femme, la labourer comme la terre pour avoir un enfant, c'est-à-dire qu'on n'est plus non mortel, on ne vit plus indéfiniment dans la force de l'âge, les jarrets, les jambes toujours dans le même état, comme dit Hésiode, mais c'est un état nouveau, l'état de créature éphémère et périssable, qui ne laisse pas de trace après lui. On naît, on vit et puis c'est fini, il n'y a plus rien, on disparaît, on s'est évanoui comme une ombre. Et cela va être d'une certaine manière assumé par le fait que, vivant avec des femmes, elles vous rendent malheureux, comme l'explique Hésiode. Le malheur, le mal, le 'kakon' c'est elles qui l'introduisent, mais c'est par elles aussi que nous avons ce substitut d'immortalité qui est le fait que, en mettant notre semence dans le ventre féminin, nous avons des fils semblables aux pères et que, par conséquent, on se prolonge sous forme d'une génération nouvelle. C'est un jeu assez compliqué." Comment pourrais-je expliquer autrement ce sentiment que j'ai ressenti au moment du baiser, cette épreuve que le jeune homme subi, au lieu du plaisir charnel, cette révélation en quête duquel il vagabondait et qu'il résout enfin grâce au baiser.
 

Le film laisse le spectateur pantois à la fin de cette histoire buissonnière : il ne peut y avoir de clef dans un univers qu’on voulait ouvert et qui se révèle en fait hermétiquement clos. On aimerait pourtant, au générique, retrouver les trois protagonistes. Qu’ils se représentent à nous, comme dans bien des films où l’on nous raconte ce que sont devenus les personnages des années plus tard. Des années plus tard, le Mur s’est effondré. La Pologne a fait sa transition vers l’Europe libérale. Mais ne tourne-t-on pas en rond : aujourd’hui comme hier, je suis certain qu’on devrait retrouver le couple bourgeois dans son yacht et le jeune vagabond sur la route puisque, ici, il n’était pas plus question de socialisme ni de capitalisme, de machisme ni de féminisme, que de nature animale et humaine.

 

Le couteau dans l’eau fait ainsi parti des films qui encouragent l’évasion autant qu’ils favorisent l’introspection. Pourquoi c’est un beau film ? Parce qu’il produit en nous l’effet du baiser de cinéma. Il nous libère de notre syndrome (animal et personnel) du lundi matin pour nous rendre à notre conscience (humaine et sociale). Et c’est un baiser charnel : notre rétine est encore imprégnée de la silhouette de Pandore, de sa chaleur, de son humidité.

Nous ne retiendrons que ça : jeter le couteau qui défend pour le baiser qui délivre.

Publié dans Leurs vies en films

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