Porcherie ou Mémorial, un choix politique

Publié le par RanDom

Les historiens veulent s'approcher de la vérité à force d'erreurs. Ce n'est certainement pas à eux d'instituer un devoir de mémoire car ils savent que notre mémoire n'a rien de scientifique, elle fonctionne à la subjectivité quand l'historien adopte les démarches les plus objectives possibles. Instituer le devoir de mémoire, c'est figer le travail de l'historien dans l'instant émotif. Autant l'historien doit se libérer de cet instant émotif, autant le citoyen s'appuie sur cet instant émotif et commémoratif pour se retrouver et se réconcilier avec lui-même et les autres.

Le devoir de mémoire est avant tout un droit à la mémoire. C'est pour cela que je préfère parler d'un travail de mémoire. Un travail de mémoire n'est pas le travail de l'historien mais le travail du citoyen qui doit garantir à tous l'égal accès à la mémoire et à son autre versant, l'oubli. Quand, dans une société donnée, une partie de la population prive une autre, même minoritaire, de l'accès à sa mémoire, cela constitue pour moi, citoyen, une discrimination d'autant plus terrible qu'elle marque une exclusion aussi bien dans l'espace social que dans le temps humain. Comment, à cause de cette discrimination, la minorité en question peut-elle se (re)construire en oubliant les violences subies ? Comment peut-elle se (re)construire sans ce besoin de justice, qui se transforme, faute de justice, en besoin de vengeance plus ou moins refoulé ?

La meilleure illustration de cette déshumanisation de l'Autre par la privation de sa mémoire est la porcherie de Lety. Elle fut construite dans la patrie de Kafka, la République tchèque, au cours des années 1970, après l'invasion du pays par l'armée russe (1968). Pendant que l'on refaisait le monde, ici et là, on construisait, là-bas plus qu'ici, une porcherie. Le site de cette porcherie ? Un ancien camp de concentration où étaient internés des Roms, eux-aussi victimes du nazisme. Voilà bien le symbole de notre regard erroné sur l'holocauste tzigane, qui nous fait manifester moins de respect vis-à-vis des victimes roms qu'envers les victimes juives.

L'Etat va débattre des indemnités à verser au propriétaire pour la fermeture de sa porcherie implantée là par les communistes. Les Roms qui ont survécu au génocide de Lety, et les enfants de ceux qui y ont péri, désirent cette indemnisation. Le travail de mémoire s'effectue d'autant mieux qu'il n'entraîne pas de nouvelles injustices.

Ce fait loin d'être divers, lu dans la presse (voir liens ci-dessous), pourrait cependant prêter à sourire. Imaginez la puanteur des lieux au cours des commémorations. Si elle bouleverse la conscience des Tchèques, c'est que la mort de plus de 300 Roms à Lety n'est pas de la seule responsabilité des nazis mais implique aussi la responsabilité d'une partie de l'administration tchèque.

La porcherie pour permettre aux uns d'oublier ? ou au contraire pour rappeler aux autres qu'ils ne sont toujours rien moins que des bêtes ? 

Certes, on peut reconnaître ne serait-ce qu'un fait mais une seule vérité sortie de son contexte suffit-elle à répondre aux besoins de reconnaissance qu'éprouvent les Roms ? Quand le président Vaclav Klaus déclara que Lety ne fut jamais un camp d'extermination et que la plupart des Roms y étaient morts du typhus, que cherchait-il à faire sinon à rejeter la part de responsabilité de l'Etat en regrettant une forme de fatalité. On comprend la colère des enfants et des survivants. D'ailleurs, pourquoi les Roms furent-ils rassemblés à Lety si ce n'était pas pour être envoyés vers les chambres à gaz ? Et puisque les gardiens tchèques leur ont volontairement confisqué leurs vêtements et leur nourriture, les attachant à des poteaux et les tabassant des jours durant, pourquoi refouler toujours ces faits sous d'autres odeurs refoulantes ?
 
Dans un travail de mémoire, il n'est pas question de repentance mais bien de valeurs intellectuelles et morales. On ne peut en effet réparer un mal du passé par un mal du présent, et s'il est évident qu'on ne peut refaire l'histoire, il serait judicieux tout de même de ne pas la reproduire, en traitant à l'égal de porcs les Roms qui sont morts ou toujours vivants.

Le nouveau ministre chargé des Minorités, Michael Kocab, a donc déclaré qu'il voulait en finir avec l'élevage de porcs à Lety. Né en 1954, il n'a pas connu directement le nazisme mais il fut l'un des personnages clés de la "révolution de velours" qui mit fin, il y a vingt ans (1989), au régime communiste en Tchécoslovaquie. C'est lui qui obtint, par un subtil mélange de fermeté et de diplomatie, le départ de l'armée russe de Tchécoslovaquie (en 1990-1991). On compte sur cette même fermeté pour conclure son choix politique, à savoir la fermeture de la porcherie de Lety...  

Des liens pour se tenir au courant :
Cette réflexion s'est, aujourd'hui, nourri d'extraits d'un article de Jiri Lechtina, paru dans un quotidien tchèque (Hospodarské Noviny) et traduit dans le n° 954 du Courrier International, du 12 au 18 février 2009, p. 16.

Lire les articles concernant la porcherie de Lety sur le site des Roms en République tchèque (en français).

Le site d'ENAR (Réseau européen contre le racisme) accorde une place aux questions relatives aux Roms et rappelle les faits : "Sur les 1.308 Roms qui ont été progressivement internés dans le camp de Lety au début des années 40, ils furent 327 à succomber en ces lieux et plus de 500 à être transférés vers le camp d'extermination de Oswiecim".

Suite aux commentaires de Cat et de Jean-Yves (à lire en cliquant ci-dessous), j'ai répondu par un nouvel article en forme de lettre, pour préciser le concept de "mémoire" à l'origine de tant de débats.



Publié dans Passé Présent

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J
Je ne suis pas sûr que l'appel permanent à la mémoire soutienne les objectifs de ceux qui font appel à elle. Je reste bien évidemment convaincu des mérites de la mémoire ne serait-ce parce qu'elle permet de mettre en valeur, parfois, les « vaincus » de l'histoire. Le problème, c'est qu'elle est extrêmement sélective, simplificatrice voire manichéiste ; surtout, quand elle prend une dimension officielle. <br /> Pourquoi une communauté a-t-elle besoin parfois d'oublier ? Quel sens prend alors l'invocation du devoir de mémoire ? L'oubli a ses raisons, bonnes ou mauvaises : les objurgations sont alors inefficaces. <br /> Le devoir de mémoire est utile à la condition qu'il sorte de l'ombre les faits oubliés ou pire, occultés. Il doit accepter les doutes, les incertitudes, ce qui revient à consentir qu'il puisse être parfois impopulaire. Il doit remplacer le blanc et noir, générateurs de haine et d'intolérance, par le grisé et les demi-teintes. Il doit apprendre à chacun à fuir ses illusions.
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R
<br /> Merci pour ton commentaire, Jean-Yves : avec celui de Cat, vous m'avez encouragé à poursuivre ma réflexion dans un nouvel article...<br /> <br /> Passe une bonne soirée.<br /> <br /> <br />
C
tu vas finir par me donner l'envie de l'acheter ce courrier international. le terme de "reconnaissance" me gène, parce qu'il est aujourd'hui ambigu, dans ce qu'il connote. Les Roms ont besoin que la vérité soit enfin connue, ou du moins reconnue. Comme pour les homosexuels, les droits communs, les malades mentaux et autres handicapés. Reconnaître ce qui a été, reconnaître la responsabilité d'un peuple. Non pas pour faire porter au présent le poids d'une responsabilité passé, mais bien pour rétablir une vérité historique.Tu as regardé comme moi, arte hier soir. Sarajevo, mon amour. J'ai évidemment pensé à ma petite soeur, dont la moitié de son patrimoine génétique est slave, yougoslave.J'ai pensé à Sarah qui s'invente une histoire par rapport à ce père qu'elle ne connaît pas, par rapport à cette mère qui pense sans doute que maintenir sa petite fille dans l'illusion vaut mieux que la vérité. Mais à un moment la vérité, on se la prend en pleine figure, et on est bien obligé de l'assumer.J'ai trouvé ce film très fort. Sans appitoyement pourtant, sans tomber dans les trémolos, le voyeurisme. A un moment il ne s'agit plus d'un devoir de mémoire, il s'agit de remettre les choses à leur place, pour éviter de tomber dans une fanstamagorie sans queue ni tete, à mon sens. Tu as raison de redéfinir le rôle de l'historien. Celui qui donne la vérité à connaître sur l'histoire, en essayant d'être le plus impartial possible. Merci pour ton article.Bisous
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R
<br /> Merci pour ton commentaire, Cat : avec celui de Jean-Yves, vous m'avez encouragé à poursuivre ma réflexion dans un nouvel article...<br /> <br /> Bises à toi et bonne soirée.<br /> <br /> <br />