Jeanne sans portrait (suite)

Photographie prise le 26 avril 2009, à l'hôtel Groslot, Orléans.
Pour agrandir le cadre, cliquer ici : Jeanne sans portrait.
Cette vision de la Pucelle berçant un nouveau-né est sans doute influencée par mon histoire personnelle : ma soeur accoucha quatre jours plus tard (voir son blog). Ou bien avais-je en tête le rôle primordial que l'on fait tenir à toute femme dans bien des sociétés : la procréation. Et que cette idée me vienne à propos de la chaste Jeanne n'était pas si absurde, puisque certains nous disent qu'on lui doit la naissance de la nation France. Ainsi tenait-elle notre destinée dans ses bras. Mais je vous l'avoue, en vérité, l'opposition entre Jeanne la Pucelle et Jeanne la Mère offrait à mon esprit une image fort érotique, elle me charma le temps d'une photo ; elle m'invita surtout à m'intéresser à cette femme dont nous avons perdu la chair pour la rendre mythique et spectrale...
Mais avant de te présenter Jeanne d’Arc, il me faudrait t’expliquer l’idée que l’on se faisait, au Moyen Âge, de toute personne.
> Au XXIe siècle, la personne est d’abord un individu pourvu de caractéristiques physiques et morales propres. Or, du vivant de Jeanne d’Arc, nul chroniqueur n’a éprouvé le besoin de nous en dresser un portrait, même fort peu détaillé. Comme s’il était inutile ou insuffisant, pour la reconnaître, de la distinguer ainsi, par la description de son physique ou de son caractère.
> Aujourd’hui, en plus de photographies plus ou moins volées, le journaliste nous ferait toucher ou retoucher du doigt la « réalité » d’une étoile filante par un portrait aiguisé entre quelques commentaires sur sa personnalité. Mais la personne médiévale qu’est Jeanne, elle, ne s’atteint qu’à travers des allusions et les mots qu’elle prononça lors de son procès.
Alors disons tout de suite qu’elle n’est pas très grande : 1,60 m d’après le métrage utilisé pour le vêtement aux couleurs d’Orléans. Le cheveu authentifiant la lettre aux Rémois est noir, Jeanne est brune. Le port de l’armure suppose de la force physique, Jeanne est solide. Est-elle jolie ?
Émouvante est la première image connue de Jeanne ; Clément de Fauquembergue, le greffier du parlement de Paris, relate la libération d’Orléans par « les ennemis qui avaient en leur compagnie une Pucelle seule ayant bannière » ; il dessine, dans la marge, une silhouette féminine, les cheveux longs, l’épée au côté ; son étendard flotte au-dessus de sa tête, déployé comme en bataille. C’est la seule effigie de Jeanne d’Arc dessinée de son vivant. Clément de Fauquembergue a commis quelques inexactitudes – il la représente comme il se l’imagine d’après l’idée que chacun s’en faisait. Pour marquer la féminité de Jeanne, il lui fait porter cheveux longs et habit de femme, pour illustrer sa relation de la libération d’Orléans, il insiste sur l’épée et l’étendard.
Pourquoi les traits individuels de Jeanne d’Arc intéressent-ils si peu ? La définition de la personna médiévale repose sur un nom, un vêtement, un rôle à jouer dans la société – nom, vêtement et rôle doivent s’accorder. D’où la première question posée par les juges : « Quel est ton nom ? » Réponse de Jeanne, à cette même question, le 24 mars 1431 : « Je m’appelle la Pucelle ». Le greffier note, en latin, puella et non virgo : la catégorie des « jeunes filles » de 13 à 18 ans, dans laquelle s’inscrit Jeanne, est à la fois une réalité (vierge) et une place dans la société (liée à l’âge). Toutes les pucelles ont le devoir de coïncider avec le modèle.
Jeanne d’Arc a bien l’âge et la virginité voulus, mais le vêtement qu’elle porte opère une double distorsion :
- C’est un habit d’homme et non de femme.
- C’est l’habit d’un jeune noble, coloré et brillant, et non celui de la paysanne.
Jeanne d’Arc bouscule ainsi les limites sexuelles et sociales, s’attribuant un rôle à part, androgyne et socialement impossible à situer…
Reprenons.
> La réussite d’un individu, au Moyen Âge, n’est pas d’être lui-même ni d’être unique, mais de se rapprocher de son modèle, voire de coïncider avec lui. Il n’est donc pas question, à cette époque, d’afficher son individualité ni sa particularité : chacun appartient à un groupe (une famille, un village, une confrérie). Chacun fait partie d’un état du monde qui a ses normes auxquelles il faut se conformer. Jeanne n’a pas à être Jeanne : elle est Pucelle ou paysanne et tous la voient à travers ces modèles. L’individu n’a guère d’existence en dehors de ses liens aux autres et de son rapport à Dieu. Enfin et surtout, Jeanne est une fille d’Eve dont les clercs attendent le pire (Eve a perdu l’humanité) comme le meilleur (Marie l’a sauvée).
> En remettant en question des rôles que la société médiévale attribue aux femmes, Jeanne s’applique à la fois des modèles purement féminins (la Pucelle) et des modèles strictement masculins (le chevalier) ; ce brouillage des limites est la raison fondamentale de la perplexité qu’elle suscita alors. Jeanne fut, plus que Jeanne d’Arc, une nouvelle Déborah, une sainte Catherine, avant de mourir comme un nouveau Christ. Son succès, comme son échec final, n’est pas le succès ni l’échec d’un individu, d’une femme ; si succès ou échec il y a, il repose avant tout sur les images, les présupposés et les modèles que tous, y compris elle-même, du Moyen-Âge à aujourd’hui, nous avons en tête…
Jeanne, sans portrait, n’est donc pas sans image, et ces images, plutôt que de représenter Jeanne telle qu’elle était vraiment, nous la représentent telle qu’elle passa dans l’Histoire, avec notre façon à nous, de la voir. Et ma façon, à moi, de te la présenter…
Cet article est en grande partie redevable des ouvrages de Colette Beaune :
- La biographie de Jeanne d'Arc, aux édition Perrin, coll. Tempus (poche), 2009.
- La mise au point : Jeanne d'Arc, Vérités et Légendes, Perrin, 2008.