Une histoire pour que dalle

Il y a, sur les bords de l’Auzette, un arbre dont le tronc fut rompu par une tempête, et que les jardiniers du parc ont fini par abattre complètement. Pour Pignouf, l’arbre existe toujours, même s’il ne sait plus très bien de quelle essence il s’agissait. Il vient souvent s’y recueillir à la tombée de la nuit ; du moins, c’est assis à côté de la souche qu’on croit le trouver. Son ombre n’est guère perceptible dans la nuit noire, alors il faut que la lune brille suffisamment pour deviner sa présence.

 

Pignouf y écrit des histoires. Je le surnomme même « Le Marchand d’Histoires » parce qu’il lui arrive de vendre de courts récits aux promeneurs qui se risquent encore dans les allées du parc, à ces heures tardives.

 

Ce soir-là, un petit garçon est venu de lui-même. Il a demandé à Pignouf de le consoler avec l’une de ses histoires. Il s’est montré bien poli. C’était un petit Portugais qui avait perdu sa mère. Le garçon n’avait que quelques centimes en poche. Pignouf lui dit alors : « De nos jours, tu espères encore avoir une histoire pour moins d’un euro ! 

-          Excusez-moi, lui répondit le petit, on est dimanche soir, et je ne veux pas recommencer un lundi sans maman.

-          Bien, mais ne t’étonne pas si tu ne comprends pas mon histoire… Pour quelques centimes, je peux bien te faire passer le chagrin, mais saches que toutes les histoires à moins d’un euro n’ont ni queue ni tête.

-          Puisque c’est pour passer le chagrin…

-          Alors file-moi d’abord tes centimes ! »

 

C’est ainsi que Pignouf raconta à un gosse cette histoire pour que dalle.

 

« Elle s’intitule : Autobiographie ! Elle se déroule à l’hôtel Chopin, un hôtel de gare, avec sa façade noire et ses grosses lettres blanches (C H O P I N) suspendues dans le silence nocturne comme les touches blanches d’un Pleyel. Il faut dire que le Chopin ne figure plus dans le Guide rouge depuis 1977, alors la pollution routière…

-          C’est quoi un Pleyel ?

-         Chut ! Le gardien des lieux s’appelle Gilberto. Comme il est bien Français, il ne parle pas français, il préfère d’autres langues. Par exemple, il fume ; Gilberto, à l’entrée, ça lui plaît de griller sa cigarette et de penser à Madère comme s’il était son propre grand-père portugais. Ce soir, la neige ne tombe plus mais le mercure continue de descendre. Gilberto attend Monsieur Labat dans le froid. À lui, il dira deux, trois mots en français.

« Gilberto parle plusieurs langues s’il le faut, par bribes le plus souvent, mais pour penser à son grand-père portugais mourant à Madère, la fumée suffit. Une cigarette entre les lèvres, Gilberto s’assoit sur le perron de l’hôtel Chopin, parce que c’est lui qui garde l’hôtel de gare. Du blanc, dans ses yeux, jette une lumière ; les passants préfèrent l’éviter en changeant de trottoir. Le sourire, chez Gilberto, n’est guère employé. Il faudrait Paula. Paula, brune et unique employée d’un hôtel de gare.

« Deux, trois mots en français : Bonsoir, Monsieur Labat, lancera Gilberto, parce que Monsieur Labat ressemble un peu à son père (le même âge, la même absence de cheveux). Et devant Monsieur Labat, il s’exprimera en français, parce que son père avait décidé qu’en France, il était temps de parler français, même si tu peux dire Bonne nuit ! sans rien dire, à ta mère, sur la joue où tu déposes une bise, et Bonne nuit… à Grand-Père, à lui dans ses bras, dans les bras noueux d’un grand-père de Madère.

« Cependant, Gilberto n’est pas le héros de cette histoire. Il est juste là pour faire gardien d’un hôtel de gare. Bientôt, il aperçoit Monsieur Labat qui va l’éclipser :

-          Bonsoir, Monsieur Labat !

-          Bonsoir, Gilberto !

Monsieur Labat prenait souvent le train pour l’adultère, et sa femme a réussi à le rattraper, à obtenir le divorce parce que « Merde, tu as du temps à perdre ! » Depuis, Monsieur Labat perd du temps à cet hôtel de gare parce qu’il n’a plus de train à prendre. Il peut dormir de 0 à 24 heures, selon la durée du chômage, l’insalubrité de la chambre, la température annoncée à la RTBF, l’ouverture des musées ou d’autres lieux chauffés, le prix de la prostituée, la réponse à une lettre. »

 

« L’hôtel Chopin vaut donc qu’on s’y penche, tous les deux, n’est-ce pas ? demanda Pignouf au garçon…

-          Oui, mais je n’y comprends rien à ton histoire…

-         Ah, mais… C’est un hôtel de gare pour humains qui ne prennent plus le train mais qui empruntent des langues errantes. Par exemple, Paula est une femme errante : elle a traversé des vies d’hommes bruns et la fumée suffit à Gilberto pour se rappeler la fois où Paula est passée devant lui sur un autre air que Chopin. On passait une saudade à la radio, et Paula filait avec l’un de ces types bruns, italien ou galicien. Paula est le genre de fille qu’on glisse entre ses lèvres puis qui vous laisse dans un soupir. Une femme errante.

« Monsieur Labat est comme les autres clients de l’hôtel ; de passage ou pas, il se contente de voir chaque jour les trains partir vers le Sud et les avions s’en allant survoler Madère ; il rentre ensuite à l’hôtel sans avoir à régler un réveil pour se réveiller tôt le lendemain puisqu’il n’a pas de train à prendre.

-          Dormez bien, Monsieur Labat…

-          Bonne nuit, Gilberto !

-          Vous pouvez prendre l’ascenseur, il est réparé…

Mais Monsieur Labat monte au troisième étage par les escaliers. Il entre dans sa chambre comme s’il était le seul occupant de tout l’hôtel et comme s’il avait toujours été l’unique propriétaire des lieux. Il ne cherche pas à comprendre les bruits qui proviennent de la chambre voisine. Peut-être que ça le rassure de seulement les entendre : derrière les murs, ces sons familiers accrochent des portraits de famille, tandis que dans la rue, quand le feu passe au vert, le démarrage des voitures lui rappelle des départs en vacances, en Auvergne.

« Il allume la télévision et s’allonge un instant sur le grand lit. Il a choisi le grand lit parce que sur le dessus du petit lit, un trou de cigarette lui donne le vertige ; Monsieur Labat ne fume pas. Fumer est un caprice de grande sœur ou de grand frère. Et ce trou de cigarette, ça lui rappelle qu’on est passé là avant lui, qu’on a vécu ce qu’il vit là. Vertige. À la première angoisse, Monsieur Labat se redresse. Il s’installe au bureau, une maigre table rapportée là pour meubler, et bancale avec ça ; si les objets se mettent à vieillir, quand les humains cesseront-ils de pleurer !

« Par bonheur, Monsieur Labat est écrivain. Il peut revenir sur le passé, en combler les lacunes. Il écrit justement un livre, sur le pourquoi de maintenant, comme il se l’imagine. Toutes les pages blanches de son projet de roman autobiographique s’entassent en face du stylo qu’il a dérobé à une caisse de supermarché. Par-dessus la ramette, son sourire signifie : « Le temps peut bien passer et les trains peuvent partir. » Monsieur Labat cherche à traduire ce que Gilberto fait partir en fumée, et quand Gilberto demandera demain : « Avez-vous suffisamment de calme pour écrire, Monsieur Labat ? », l’écrivain répondra :

« Oh, si vous saviez comme le livre avance ! Seulement…

-          Seulement ?

-          Seulement, il me faudrait du sucre de pastèque !

-          Du sucre de pastèque !?

-          Oui, du sucre de pastèque pour le caraméliser.

-          Je ne comprends rien à ce que vous me dites, Monsieur Labat…

-          Alors, vous ne devriez plus fumer ! »

 

À cet instant du récit, le petit garçon interrompt Pignouf : « Je ne suis pas d’accord !

-          Pas d’accord avec quoi ? Tu as payé et tu crois qu’on peut rendre une histoire aussi facilement ?

-          Il me semble que Monsieur Labat a dit autre chose à Gilberto…

-          C’est-à-dire ?

-          Il n’a pas dit Vous ne devriez plus fumer… Voilà ce que je sais ! »

Pignouf n’avait pas l’habitude qu’on remette en cause le fin mot de ses histoires, alors il demanda au gamin ce que Monsieur Labat aurait dit à Gilberto. Et le gamin, criant presque, répondit : « Vous ne devriez plus pleurer, demain c’est lundi, ma mère ne viendra pas me réveiller, et comme je ne fume pas encore, c’est la seule chose qu’ait pu dire Monsieur Labat à Gilberto : Vous ne devriez plus pleurer… »

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