Une autre Europe, une autre Histoire

Publié le par RanDom

J’enseigne actuellement l’histoire médiévale à des élèves de 5e suivant un programme très scolaire. On y retrouve les personnages de notre enfance à tous, Français qui avons gardé en mémoire le baptême de Clovis, la victoire de Charles Martel sur les Arabes à Poitiers, le couronnement impérial de Charlemagne à Rome par le pape Léon. Comme les horaires de cours se réduisent à de la peau de chagrin, il faut résumer quatre siècles de haut Moyen Âge en quatre heures, passant des « Barbares » aux royaumes chrétiens grâce aux images stéréotypées de nos manuels.

 

Ces fameuses racines chrétiennes… dans un monde où beaucoup de troncs sont abattus…

 

Un peu de passion me permet toutefois de souligner la place de l'empereur germanique et chrétien dans notre « panthéon » européen, et les traces encore actuelles d’un partage territorial comme celui qui se décida à Verdun en 843.

 

Je ne tiens pas ici à refaire le cours de l’Histoire. Mais la lecture régulière d’une revue comme L’Histoire me permet d’aborder des sujets qui nous offrent un regard neuf sur notre passé et notre monde d’aujourd’hui. D’où la nouvelle rubrique de ce blog : « Mon anti-manuel d’Histoire » et le lien que je place dans mes affluents.

 

Prenons quelques exemples :

1)      Un nouvel essai de Tzvetan Todorov répond de manière approfondie à celui de Samuel Huntington sur le Choc des civilisations. Son titre : La peur des barbares, nous renvoie à cette période du Ve siècle lorsque les Romains voient s’installer sur leur territoire des peuples d’origines diverses qui composeront bientôt la mosaïque européenne. L’ouvrage de Tzvetan Todorov est un manifeste éclairé en faveur de la cohabitation des cultures, dont l’Union européenne devrait être un exemple. Mais à cause de l’ignorance et du réductionnisme, la peur de l’Occident et le ressentiment des autres, notamment du monde musulman, ne facilitent pas cette cohabitation. Réductionnisme ? Réduire un milliard de musulmans à l’islam, l’islam à l’islamisme, l’islamisme au terrorisme, a provoqué des conflits entre des peuples qui devraient pouvoir vivre ensemble. Tzvetan Todorov analyse le discours de Ratisbonne de Benoît XVI et montre à quel point l’islamophobie est répandue en Occident, jusque dans les paroles publiques des élites. Or à quoi bon enseigner l’idéal andalou de l’Espagne musulmane (où cohabitaient musulmans, juifs et chrétiens, notamment dans le domaine scientifique et culturel) si les élites refusent de construire l’Europe sur non pas une seule identité mais une pluralité d’identités et de mémoires européennes. Todorov ne néglige pas la nécessité des frontières et d’une défense armée. S’appuyant sur une vision humaniste, il met au contraire le doigt où ça fait mal : la peur, le ressentiment, l’ignorance, des maux qui sont de notre époque, des maux habituellement associés au Moyen Âge mais qui sont bien actuels et qui interdisent la paix et la cohabitation tranquille.

 

Tzvetan TODOROV, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Robert Laffont, 2008, 314 pages.

 

2)      Remontons le temps jusqu’en 1462 et rencontrons le roi de Bohême Georges de Podiebrad. Après la prise de Constantinople en 1453 par les Turcs, celui-ci fonde le projet d’une confédération d’États qui remplacerait l’autorité du pape et de l’empereur. Cette union pour la paix et la défense de la Chrétienté se déclare ouverte à tous les peuples, nations, rois et princes et a pour but de lutter contre la conquête turque par la guerre ou par la négociation (attention, nous sommes au XVe siècle, et comparer avec la situation actuelle ne me sert pas à justifier notre méfiance à l’égard de la Turquie mais au contraire à montrer quelques-uns des fondements de cette peur du Turc).  Dans ce projet, on définit des institutions : assemblée, conseil, cour de justice, votes des « nations » (gallicane pour la France, germanique pour les pays d’Empire et de l’Est, italique pour l’Italie hors de l’emprise pontificale, hispanique pour les royaumes ibériques – on notera qu’aucune place n’était alors réservée au royaume d’Angleterre). Cette fédération aurait pu se constituer en personne morale, se fixer un but commun et se doter d’une identité par des armes (blason) et un sceau. Il aurait recueilli le transfert d’un certain nombre de compétences en matière de déclaration de guerre et de paix, de finances communes, de justice et d’arbitrages collectifs. On découvre alors que des pouvoirs politiques au Moyen Âge pouvaient concevoir déjà une certaine idée de l’Europe qui s’identifie à la Chrétienté (désignée de la sorte dans le texte : Tractatus pacis toti christianiti fiendae). « Privée de Terre sainte, attaquée en son coeur continental par une puissance moderne et organisée qui la prive de sa partie grecque et byzantine, la Chrétienté latine s’européanise en prenant position contre un ennemi commun, les Turcs » écrit Pierre Monnet (directeur d’études à l’EHESS) dans son article paru dans L’Histoire, n° 335, octobre 2008, p. 33. Cette Europe était conçue autour de plusieurs pôles, germanique, espagnol, italique et français ; elle prévoyait des pouvoirs fondés sur la responsabilité collective, sur l’égalité de chaque État en droit, mais aussi sur l’arbitrage international et sur la décision à la majorité qualifiée. Le projet n’aboutit pas en raison de l’opposition de l’Empereur et du pape et en raison de l’opposition du royaume de France déjà guidé par des intérêts « nationaux ». Cinq siècles et demi plus tard, qu’est-ce que l’Europe ? Est-elle destinée à ne rester qu’une vieille idée médiévale ? N’est-elle pas plutôt amenée à se redéfinir face aux enjeux internationaux qui balayent du même coup les projets chrétiens depuis que la colonisation et la mondialisation sont passées par là ? Ce n'est pas moi qui fait l'Histoire. On peut, cependant, débattre de notre avenir...

 

"Une Europe de moins en moins européenne", article du Monde diplomatique.

 

3)      Remontons plus encore dans le temps pour atteindre la période appelée Haut Moyen Âge. Une exposition au musée Cluny à Paris met en lumière la Scandinavie chrétienne du VIIe au XIIe siècle, région d’Europe ignorée des manuels d’Histoire, reléguée et même coupée « en haut » de la carte des monarchies européennes et pourtant composée des pays qui inspirent tant nos politiques ces derniers temps… Au cours du Moyen Âge, l’Église a utilisé l’art pour transmettre son message et s’implanter dans les îles Britanniques et la Scandinavie. Il en résulte des pièces spectaculaires et originales où se mêlent traditions locales et répertoire chrétien. De nouveau, on ne peut réduire l’Europe à ses seules racines chrétiennes. Elle se compose d’une mosaïque de peuples aux cultures variées avec lesquels les autorités chrétiennes ont dû composer. La mondialisation actuelle qui voudrait unifier les continents (hormis peut-être l’Afrique perçue par certaines de nos « élites » comme en dehors de l’Histoire !) se retrouve confrontée au même défi : la multiplicité des pensées et des regards, des techniques et des arts, des comportements et des espoirs humains.

 

Cette exposition a lieu au musée Cluny à Paris jusqu’au 12 janvier 2009.

Publié dans Archives

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article