Sous le regard d'autrui

Publié le par RanDom

Rappel des faits : au début de ce week-end, Pignouf transmet à RanDom une enveloppe contenant trois documents. Ce courrier anonyme semble tourner autour de la télévision.

Lire mon article : "Ce que chacun donne à voir..."

Les trois documents sont aujourd'hui étalés sur le bureau de RanDom.

 

Je ne passerai jamais à la télévision. C’est écrit, n’en faisons pas un drame ! Tout de même, n’est-ce pas étrange de vouloir atteindre à tout prix cette célébrité qui vous place, à travers les médias, sous les yeux du grand public ? Moi, dans tous les cas, je ne passerai jamais à la télévision, parce que la télévision n’existe pas. 

 


« Ce que chacun donne à voir, dans les journaux et sur les écrans, ce n’est pas lui-même tel qu’il se connaît dans le secret de sa conscience personnelle, mais une image factice, mise en scène selon les besoins de l’actualité, un faux-semblant comme les réclames publicitaires. Cette image est par définition éphémère ; sa vogue ne triomphe que pour céder la place à celle qui va bientôt la remplacer pour satisfaire aux besoins de changement et de nouveauté que manifestent les spectateurs. » Nous vivons dans une société du spectacle.

La photo souligne bien le contraste entre ce que chacun donne à voir (sur l'écran de la télévision, le visage d'une candidate à la "Star Academy") et ce que chacun protège dans le secret de sa conscience personnelle (la spectatrice, de dos, dissimulée à nos regards sous son voile chatoyant). RanDom se perd dans les regards de ces deux femmes, dans ce qui les unit, dans les espoirs de chacune d'elles. Dans leur aveuglement, aussi, parce que les papillons, attirés par la lumière, se brûlent d'eux-même.

Le deuxième texte est de Jean-Pierre Vernant. RanDom l'a reconnu et a cherché dans sa bibliothèque le texte complet.
Jean-Pierre VERNANT, Entre mythe et politique, "Sous le regard d'autrui", p. 2049-2050, publié aux éditions du Seuil, coll. "Opus", vol. II, 2007 (1ère édition du texte en 1996).

On en déduit que le premier texte fut écrit par quelqu'un se faisant passer pour un Grec ancien. Une "nouvelle farce" avait dit Pignouf en lui tendant l'enveloppe. Les Grecs anciens n'avait pas de télévision ; leur place publique, c'est l'agora, au coeur de la cité. On y discutait de ce que sont les vertus, le courage, la piété, la justice et le bien. On vivait sous le regard d'autrui et vivre sous le regard d'autrui, cela ne signifie pas passer à la télé, figurer sur une scène, au contact des autres. Vivre sous le regard d'autrui, c'est exister en fonction de ce que les autres voient de vous, de ce qu'ils en disent, de l'estime qu'ils vous accordent.

Pignouf, revenu de l'Auzette, m'interrompt : "Alors, cette enveloppe ?" Je lui explique. Il me répond que lui, il se fiche bien de ce que les autres pensent, il ne vit pas en fonction des autres, il vit de manière individualiste, il s'en persuade. "Pignouf, si personne d'autre que toi ne reconnaissait en toi l'homme que tu es, les valeurs qui te fondent, l'identité qui permet de t'associer à des pair(e)s, est-ce que tu te sentirais exister ? Si l'on te chasse de la cité, si tu t'exclus ou est exclu, déshonoré par la cité, est-ce que tu serais encore toi-même ?"

Je ne passerai jamais à la télévision, mais ma cité est assez petite pour que l'on soit, tous, face à face. Ce n'est pas comme dans les rues de vos grandes villes, de vos mégapoles, où tout le monde marche dans la même direction, sans se regarder. Il n'y a qu'à voir les photos de Ken Ohyama, que l'on emplisse la ville d'un vide ou d'une foule, cela ne revient-il pas au même, au manque de reconnaissance ? Chez nous, tout le monde se connaît, tout le monde se parle. Existe-t-il encore, en votre siècle, des espaces ainsi réduits et isolés qui vous permettent de tous vous retrouver, seulement entre vous, sans conscience de ce qui se passe ailleurs sur la Terre ? Sans possibilité de chercher dans le blog d'un Japonais ce qu'il voit à l'autre bout du monde ?

« C'est que les Grecs ne distinguent pas, comme nous le faisons, ce qui est nous et ce qui est à nous, notre être intime et nos appartenances. (...) Pour le Grec, au contraire, l'individu n'est pas séparé de ce qu'il a accompli, effectué, ni de ce qui le prolonge : ses oeuvres, les exploits qu'il a réussis, ses enfants, ses proches, ses parents, ses amis. L'homme est dans ce qu'il a fait et dans ce qui le lie à autrui. Aussi, le même mot peut-il désigner l'erreur intime de jugement, la faute morale commise au-dedans de soi, et l'échec, l'insuccès rencontrés au-dehors. (...) Pour un Grec, la réussite qu'il revendique est autre chose [que la célébrité revendiquée par certains, aujourd'hui] : elle a une dimension héroïque ; elle est réalisation d'un exploit qui assure à son auteur la "gloire impérissable". Dans une vie humaine où tout est périssable, transitoire, il est une seule chose, pour les Grecs, qui échappe à la destruction : ce n'est ni l'âme au-dedans de nous, ni notre corps promis à la résurrection, mais la gloire, qui fait de votre nom, de vos exploits le bien commun de toutes les générations à venir. C'est là que réside l'immortalité : dans la mémoire des hommes. »

Dans ma vie humaine où tout est périssable, transitoire, il est une seule chose qui échappe à la destruction : ce n'est ni mon âme au-dedans de moi, ni mon corps promis à la résurrection, mais la gloire, qui fait de mon nom, de mes exploits le bien commun de toutes les générations à venir. C'est là que réside l'immortalité : dans la mémoire des hommes. Souvenez-vous des exploits que j'ai entrepris pour le Bien, votre bien, et souvenez-vous de moi.

Pignouf s'étonne : "RanDom, tu vas les laisser longtemps s'exprimer ainsi ? Le Grec ancien et l'historien, on dirait des âmes en peine...
- Oui, Pignouf, leurs âmes sont en peine. Le Grec appartient à une culture de la honte et de l'honneur, tandis que l'historien d'aujourd'hui appartient à une culture judéo-chrétienne de la faute et du devoir. Quand un Grec agit mal, il n'a pas le sentiment de s'être rendu coupable d'un péché, qui serait comme une maladie intérieure, mais il a le sentiment de s'être rendu indigne de ce que lui-même et autrui attendaient de lui. Il a perdu la face. Quand il agit bien, ce n'est pas en se conformant à une obligation qui lui serait imposée, un commandement de Dieu ou l'impératif catégorique d'une raison universelle. S'il agit bien, c'est qu'il cède à l'attrait de valeurs, esthétiques et morales, le Beau se confondant au Bien.

« L'éthique n'est pas obéissance à une contrainte, mais accord intime de l'individu avec l'ordre et la beauté du monde. »

Pignouf s'interroge : "Mais qui définit cet ordre et la beauté du monde ?"
RanDom répond : "Eh bien, ça vaut la peine de faire de la politique, et de se retrouver sur la place publique, pour en discuter, au lieu de s'enfermer chez soi par obéissance à un gouvernement qu'on élit une fois de temps en temps ou par fascination à l'égard de cette télévision qui trône dans notre salon..." Socrate ne fait pas autre chose, en se rendant sur l'agora. Il n'est jamais passé à la télévision, pourtant nous continuons de dialoguer avec lui, grâce à notre mémoire. Hélas, beaucoup considèrent aujourd'hui que tout est donné d'avance, que nous l'apprenons à l'école, et qu'il ne nous reste plus qu'à passer notre vie, dans cette paix et ce confort relatifs, à travailler pour rembourser, à regarder la télé pour fuir. Quant à ceux qui traversent l'écran et parviennent à capter un quart d'heure de gloire, il ne s'agit certainement pas des mêmes qui traversent la place publique pour chercher une autre gloire, accomplir cet acte citoyen dont la cité entière et les générations futures seraient à jamais redevables, et qui graverait le nom de ce citoyen et son exploit dans nos mémoires.

Pignouf s'exclame : "RanDom, je crois que Socrate est l'auteur du premier texte. On dirait l'extrait d'un dialogue socratique, où tu poses me une question non pour connaître ma réponse mais pour m'infliger la vantardise de celui qui croit tout savoir !"
Random répond : "Il n'empêche, Pignouf, quand je te pose une question dont j'ai déjà la réponse, je veux tout de même que tu me répondes, parce que tout seul, qui suis-je ? Alors j'ai besoin de ton estime, comme tu as besoin de cobloguer avec moi pour exister dans mon estime."

Publié dans Passé Présent

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M
" la soceieté du spectacle, un livre de Guy Debord, decrit tout à fait ce que tu expliques. le livre dated e 1967...comme quoi y'a des trucs qui changent pas.
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R
chapeau bas :)  bise
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J
RanDom et Pignouf, vous avez dit l'essentiel : dorénavant, la réussite ou l'échec (1) de votre « relation » dépendra de votre volonté de « rester ensemble ». La compréhension, le respect mutuel que vous possédez, devraient permettre de maintenir la force des liens que vous jugez primordiaux. <br /> RanDom et Pignouf, vous êtes comme LE voyageur avec son passé tyrannique, l'enfant et ses souffrances muettes. <br /> Néanmoins, je ne souhaite qu'une seule chose, c'est que, tous les deux, vous ne préfiguriez pas LE « couple définitif » de votre futur car la vie ne gagne pas toujours, à ne devenir qu'imaginaire. <br /> (1) L'idée de réussite ne devrait pas s'appliquer aux gens. Si quelqu'un peut se livrer à ce jeu, c'est Dieu. Dieu pense-t-il d'ailleurs en termes de réussite ou d'échec ? Pas sûr. Certes, on peut savoir si l'on a failli dans des circonstances particulières. L'échec de quelqu'un peut, à lui et aux autres, paraître tragique. Mais tout cela ne prouve pas qu'il y ait eu échec. Car qui est en mesure de l'apprécier ? Les désastres sont peut-être nécessaires à notre propre épanouissement. Mais même le mot épanouissement sent un peu trop la réussite.
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C
ouifffffffffffffon ne connait jamais la réponse, on connait une réponse, celle que l'on pourrait donner, on connait une autre réponse, celle que l'on pense que l'autre donnerait ...mais n'y a t il qu'une seule réponse ? autant de réponses que d'être humain.Je ne sais pas si l'on peut vivre sans le regard de l'autre, je ne sais pas, je me demande même si l'on peut se satisfaire du seul regard que l'on porte sur nous même, dans la mesure où ce regard ne peut être objectif, qu'il est souvent emprunt d'indulgence ... je m'interroge.Je ne dis pas que le regard d'autrui détient la vérité sur ce que nous sommes, mais je pense qu'il nous permet un équilibre entre notre propre regard sur nous même et celui de l'autre. Je rebondis la dessus, et j'en profite pour glisser à Pignouf et à Random, que ce n'est pas à eux de décider s'ils en valent la peine ou non, sauf s'ils trichent ... c'est aux autres de décider s'ils en valent la peine. Pour une unique raison, nous ne savons jamais quelle importance on peut avoir dans la vie des autres, nous ne savons pas ce que l'on peut leur apporter. Nous le savons que lorsque cet autre nous le dit, ose nous le dire ;) Il n'y a rien de plus complexe que que ce que nous donnons à voir, et la manière dont cela est reçu, il n'y a rien de plus complexe que ce qui adviendra d'être exposé au regard d'autrui.j'aime ce que tu dis, que nous apprenons à l'école et qu'ensuite il n'y a plus qu'à passer notre vie dans ...parce que rien n'est aussi simple.L'école est une manière de nous apprendre certains fondamentaux, mais c'est à nous de comprendre que la vie entière est un apprentissage, et que l'école n'est qu'un lien entre nos jeunes années où il nous faut être en position d'apprenti, pour ensuite devenir des apprentis auto didactes ... car la vie c'est ça, aussi, un peu.passer de l'apprenti guider par des adultes, à l'apprenti guider par sa propre vie ;)je t'embrasseet je te le dis, tu as beaucoup de choses à dire, alors dis les, fais partager, car tu as sans doute autour de toi des gens qui sont dans les mêmes interrogations, peut etre les mêmes tourments (mes doigts écrivaient "tournants" alors que mon esprit pensait tourments). il faut OSER VIVRE, OSER DIRE ... OSER ETRE ... bisous
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